Conférencier : Prof. Jens HERLTH (Université de Fribourg)
M. Alexeï EVSTRATOV (SLAS) commentera sa conférence. Vous trouverez le résumé ci-dessous :
Jens Herlth (Fribourg)
Information et expérience dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski
L’impact du développement rapide de la presse dans les années 1860 sur les activités journalistiques et littéraires de F.M. Dostoïevski a été analysé à plusieurs reprises ; il est bien connu que l’auteur lui-même était un lecteur assidu des journaux. La diffusion de l’information et du savoir, ainsi que les oscillations entre la diffusion imprimée des textes et leur transmission « de bouche à oreille » font l’objet d’une attention particulière dans tous les romans de Dostoïevski. Les frères Karamazov sont particulièrement intéressants dans ce contexte. Pour bien saisir la coloration axiologique résultant des dispositions médiatiques déployés dans ce roman, je me réfère au raisonnement de Walter Benjamin sur le narrateur dans les nouvelles de Leskov (« Le narrateur. Réflexions à propos de l’oeuvre de Nicolas Leskov », 1936). Dans son essai, Benjamin se plaint d’un manque « d’art narratif » : « Il est de plus en plus rare », dit-il, « de rencontrer des gens capables de raconter quelque chose dans le vrai sens du mot ». La raison en est, selon Benjamin, l’incapacité générale de partager et de communiquer de « vraies expériences » car, dans le monde moderne, celles-dernières sont évincées par « l’information », dont « l’esprit » est « incompatible » avec celui de la narration. Benjamin termine son essai en contrastant le genre oral et épique de l’histoire avec le genre écrit du roman, tout en soulignant les propriétés isolantes de ce dernier : « Le lecteur d’un roman […] est solitaire ». Il semble que ces oppositions entre « expérience » et « information », entre « histoire » et « roman » puissent être productives pour l’analyse de la manière dont les Les Frères Karamazov conceptualisent la société russe du dernier tiers du XIX siècle : Dostoïevski mise sur « l’expérience », mais dans son roman celle dernière est dérivée d’un concept d’histoire nationale (et impériale) qui la prive de sa dimension « chaude », intime et vivante, tellement importante pour Benjamin.